porta

porta
Daniela Iaria, "Attraverso la porta bianca-fiume", 39x41 cm, 2004.

dimanche 29 décembre 2019

Franco Fortini


Hommage

Il y a 25 ans, mourait Franco Fortini, poète, grand intellectuel du second après-guerre, professeur et critique engagé.

(Voir :  http://uneautrepoesieitalienne.blogspot.com/2017/10/franco-fortini.html , où figurait déjà un texte non édité du vivant de l'auteur ; ICI et ICI ) - suite...



Pour Simone de B.


À la télé tu as vu un instant notre chère Hélène
dans la foule, pleurant pour Simone.
Avec les autres morts elle est au calme, là
de l'autre côté du boulevard Edgar-Quinet.

Comme les nuits sont vertes en avril ! Elles viennent
avec les lumières françaises et les jeunes personnes.
Tu les regardes, ils ne te voient pas. Ils sont comme toi.
Un qui est, et un autre qui n'est.



L'idylle


Pas besoin de le dire.
Bien sûr, je régresse.
À l'idylle.
Je n'en suis jamais sorti.
Dites même que je n'écoute pas.

Je regarde et j'écris
ce que je vois.
De la fenêtre
jeune garçon

mur de bitume
soleil du premier matin
voie ferrée Florence-Rome
bas-côté
gravillon givre.

Mes parents dormaient.
Je regardais écrivais
comme à présent.

Alors, m'attendaient
route école
les cigarettes les copains.

Alors je prenais
les livres l'air
était agile aigu.

C'est tout.

                                  * * *



Viens toi, viens près, je veux te dire
quelque chose que tu retiendras.

Nos profils ici,
et les nations des feuilles, les peuples vivants
ce qui les serre, les soutient est le vide vrai et entier
et il donne ordre et sens
et désir, pour l'entendre, de prière.

Ce n'est pas sa langue incompréhensible
qui siffle que siffle aux cieux le transistor,
ni le tremblement des terminaisons
nerveuses, ni le hurlement qui dit :
"Tu mourras", au centre de la poitrine,
dans la colère de la nuit.

Dans la caverne sonore
où les esprits s'accueillent
autour de la lumière, et les ancêtres, et les fils,
c'est lui qui décidera
pupilles, mains, envies, bouches, si
le soleil viendra demain, si contre
ennui et froideur il y aura des armes.

Cela, tu peux le retenir, le raconter
avec ma langue, peu importe, ou la tienne.

(trad. J.-Ch. Vegliante)


F. Fortini, Poèmes non édités, 1995
(dans : Tutte le poesie, prés. L. Lenzini,
Oscar Mondadori 2014, p. 801 sqq.).


© les auteurs et CIRCE




samedi 15 juin 2019

Nanni Balestrini


Balestrini (Milan 1935 - Rome 2019) poète, romancier, essayiste, artiste plasticien, que nous avons présenté ici même en oct. 2012, s'est éteint il y a un mois exactement à 83 ans. Un troisième tome de ses poésies complètes, Caosmogonia e altro, a paru chez DeriveApprodi en 2018. Le texte qui suit, l'un de ses derniers, écrit en hommage à Amelia Rosselli, n'est qu'une façon de le saluer une dernière fois, en traduction, dans notre souvenir. - Senza Blackout, Nanni!...
JcV 




Variazione con dedica
……………………a… a Amelia Rosselli

sprecare così l’
attimo fuggente
che non finisce mai
dilatato informe

un tuffo del cuore
tubi contorti pulsano
tienilo fermo acchiappalo
affascina belliche

ventose ossessivi
insaziabili oasi
ridono mordi saltandoci
sopra libellula

scivola via azzurri
firmamenti aritmetici
rimbalzano infiniti
istanti sparpagliati

rubinetto inconscio
nell’urto si incendiano
in forma di
non sono stata io




Variation avec dédicace  
à Amelia Rosselli  

gaspiller ainsi l’
instant fuyant
qui ne finit jamais
dilaté informe

un coup du cœur
tubes tordus palpitent
tiens-le ferme attrape-le
fagote de belliqueuses

ventouses obsédants
insatiables oasis
rient mords en lui sautant
dessus libellule

glisse au loin bleus
firmaments arithmétiques
rebondissent d’infinis
instants éparpillés

robinet inconscient
dans le choc prennent feu
en forme de
ça n’a pas été moi




"Nuovi Argomenti" 74, juin 2016.


© CIRCE, et auteurs



mercredi 16 janvier 2019

Giovanni Raboni

Giovanni Raboni nous a quittés il y a bientôt quinze ans ; il était né à Milan en janvier 1932 (on a pu parler d'une "génération des années Trente", particulièrement importante dans la poésie italienne d'un siècle riche en poètes marquants) ; en 1967, après Le case della Vetra, il publiait Gesta Romanorum, dont cette "Représentation de la Croix" est en quelque sorte un prolongement plus abouti (Milan, Garzanti, 2000). CIRCE en avait traduit des extraits lors d'un séminaire décentré à Florence (Casa della Luce d'Alberto Caramella). La référence littéraire est évidemment là aux Mystères du Moyen Âge, souvent représentés sur les parvis des églises, avec ou sans l'aval des autorités théologiques - la poésie de Raboni, quant à elle, est tout à fait laïque, ce qui n'a jamais interdit l'aspiration à une transcendance, ne serait-ce qu'à celle de la poésie même. Ni les échos de situations on ne saurait plus actuelles, au Moyen Orient et ailleurs... Du moins, en ce qui concerne cet auteur, jusqu'aux lucides Barlumi di storia (Milan, Mondadori, 2002), que j'ai cru pouvoir rattacher à un "réalisme habité" aux côtés de textes de Sereni, Fortini, Majorini, Pagliarani et quelques autres moins connus. En 1988, Raboni donne A tanto caro sangue chez Mondadori (une version française chez Gallimard, 2005) ; en 2014, par les soins de Rodolfo Zucco, ont paru chez Einaudi Tutte le poesie, éclairées par quelques proses en conformité avec la volonté de l'auteur. Les liens de travail et d'amitié qui nous unissaient à Giovanni Raboni ont été rappelés en d'autres occasions, je n'y insiste pas (voir post du 9 janvier 2013, et présentation sur "Recours au Poème"). Comme pour Fortini récemment, cette nouvelle publication voudrait être une sorte de session de rattrapage, envers un ami que nous n'avons pas suffisamment honoré, in Memoriam.
JcV


Rappresentazione della Croce,
     2 - 4



2. Hommes et femmes de Bethléem

Mais comment! vous ne savez donc rien ?

De quoi ?

                 Des soldats.

                                          Quels soldats ?

Les soldats d’Hérode.

                                     Hein ? qu’est-ce qu’il dit ?

De quoi parle-t-il ?
                                 Il parle de soldats.

Je parle de ce dont tout le monde parle.

Hérode ? notre roi ?

                                   Taisez-vous un peu,
laissez-le finir.

                            Cela fait plusieurs jours
que les soldats s’attardent dans les villages,
entrent dans les maisons...

                                            C’est vrai!

                                                                 C’est vrai!
Ma femme aussi l’a entendu dire!

L’homme qui porte l’eau
les a vus de ses yeux!

                                     Au marché
tout le monde en parle!

                                        Ils sont si nombreux...

Ils abattent les portes...

Ils fouillent sous les lits, dans la cendre...

Ils cherchent quoi ?

                                  Et que veux-tu qu’ils cherchent ?
comme d’habitude : à manger, de l’argent...

Oh non, ni à manger ni argent. Pire :
ils emportent les enfants.

Tu es fou ? que veux-tu qu’ils en fassent
des enfants ?

                        Moi je sais ce qu’ils en font :
ils les tuent.

                         Comment ? Je n’ai pas compris.
Parle plus fort.

                          J’ai dit qu’ils les tuent.

Ils tuent les enfants!

                                   Mais pourquoi ?

Ordre d’Hérode.

                             Vous avez entendu ?
ils emportent les enfants! ils tuent les enfants!

Ils vont venir aussi chez nous : tiens, écoutez,
on entend déjà le bruit des épées...

Mais pourquoi ? pourquoi ?

                                               Ordre d’Hérode :
dans toute la région
aucun garçon de moins de deux ans
ne doit rester en vie.

                                  Mais pourquoi ?

Ils viennent aussi chez nous!
ils emportent les enfants! ils tuent les enfants!

Pourquoi ? Parce que quelqu’un est allé lui dire
qu’un enfant né dans ces contrées
deviendrait roi à sa place.

Ils viennent par ici! ils nous prennent nos enfants!
ils tuent nos enfants!

Ils arrivent!

                     Je les vois!
                                         Ils sont là
parmi les dernières maisons, au fond de la venelle...

J’entends le bruit de épées! je vois
la lueur des casques et des épées!





3. Zacharie

Tous ces anges, dans si peu de ciel!
L’air est encore convulsé par les ailes
des grands anges de l’annonciation
et déjà plus foncés, plus discrets se hâtent
les mini-anges de l’avertissement :
l’un a pris son vol pour conseiller aux mages
de passer à distance
du palais d’Hérode, un autre vole
vers l’Egypte, il doit trouver Joseph
et lui dire qu’Hérode, l’assassin, est mort,
qu’il peut revenir avec Marie et Jésus
en Israël, à Nazareth, chez lui...
Entre un vol et l’autre, le carnage.





4. Une femme, Marie

Femme
  Marie! ne pars pas. N’y a-t-il rien
  que tu veuilles raconter à une amie ?

Marie
  Oh si, bien sûr je veux. Mais depuis
  que nous sommes revenus à Nazareth
  tout est si tranquille, si clair,
  tout se répète avec tant d’ordre
  que je pourrais raconter seulement ce
  qui ne se peut raconter : la joie.

Femme
  Pourtant, si je te regarde, j’ai l’impression
  que tu as quelque part, qui sait où,
  un trésor tellement rare et précieux
  que tu as oublié où tu l’avais caché...

Marie
  Trésor ? caché ? tu veux rire!
  Mais c’est étrange : j’ai compris tout à coup
  que j’ai quelque chose, oui, à te raconter.

Femme
  Tu vois ? j’en étais sûre.

Marie
                                           Voici, de temps en temps,
  quand je range ou prépare à manger,
  il me semble que je réentends une voix
  que j’ai rêvée un matin, bien avant
  que naquît mon bébé, une voix
  qui disait des mots de salut
  mais aussi de réconfort, qui essayait
  de m’encourager, de me préparer
  à je ne sais quelle histoire effroyable
  encore à venir : mais laquelle,
  justement, je ne sais, je ne me souviens pas,
  je me rappelle seulement quelques phrases, ou plutôt
  morceaux de phrases : “je te salue,
  pleine de grâce” et puis “dans tes entrailles”,
  “ne crains pas”, “trône”, “il sera appelé”,
  “règnera sur la maison”... Mais ce n’était
  qu’un songe - ou du moins c’est ce
  que j’ai pris l’habitude de croire
  pour demeurer en sûreté
  parmi mes douceurs de chaque jour,
  pour que rien, pour moi et pour mes chers,
  puisse changer...

Femme
                               Au contraire beaucoup de choses
  vont changer, tu le sais bien, le bébé
  deviendra un garçon,
  un homme, s’en ira au loin...

Marie
                                                   Mais pas maintenant,
  pas maintenant! Mais dis-moi : si cette voix
  je ne l’avais pas rêvée,
  si je l’avais entendue vraiment ?
  et si, ensuite, Syméon...

Femme
                                           Syméon ?

Marie
  Oui, un homme, un vieux qui, à Jérusalem,
  quand nous avons présenté Jésus,
  s’est approché et a dit des choses
  que personne n’a comprises...

Femme
                                                        Bon, calme-toi,
  ma sœur, c’est un tort de chercher à comprendre
  ce que notre cœur
  n’est pas encore prêt à supporter.

Marie
  Mais prêt, mon cœur ne le sera
  jamais, même pas après, même pas...

Femme
                                                                 Ecoute-moi,
  ne te laisse pas faire, ne serre pas
  cette main qui pointe du futur!
  Il est tard : rentre chez toi, ma fille,
  et dis à ton mari qu’il me pardonne
  si je t’ai retenue dehors aussi longtemps.
  A cette heure, j’imagine, il a fini
  de travailler ; et le petit Jésus
  joue sur le sol à côté du feu
  et t’attend, il attend que tu le prennes

  dans tes bras et le lèves jusqu’au ciel.


éd. Garzanti, 2000

© les auteurs et CIRCE