Comme nous l'avions annoncé dans la livraison précédente (Interlude), nous présentons ici trois poètes originaires d'ailleurs, qui s'expriment en italien. Par commodité, nous les appelons "transnationaux" ou plus simplement encore "italophones".
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HASAN
ATIYA AL NASSAR
Hasan Al Nassar est né
en
1954 près de la ville d'Ur, en Irak. Il a
publié à Bagdad ses premiers romans et ses premières œuvres poétiques,
collaborant comme journaliste à différentes revues. Contraint à l'exil, il vit
à Florence depuis 1981. En Italie, il a fait
un doctorat de recherche à l'Université Orientale de Naples, a collaboré aux
revues Semicerchio et Testimonianze, et puis s'est consacré presque exclusivement à sa
poésie d'expression italophone. Ses textes ont
paru dans différentes revues en version papier ou électronique, dans Quaderno Mediorientale I de la collection
«Cittadini della poesia» (Florence, Loggia de’ Lanzi, 1998)
et dans l’anthologie Ai confini del verso. Poesia della migrazione in italiano (Florence, Le Lettere, 2006). Parmi ses publications, on rappellera les recueils poétiques Poesie dell’esilio (Florence,
Dea, 1991),
Roghi sull’acqua babilonese (Florence,
Dea, 2003
et 2005)
et Il labirinto (Savone, Matisklo, 2015).
[Mia Lecomte]
Les Villes nues
Nos arbres exténués par le gel des morts :
plus cruelle est cette peur
dans l’éclair je t’ai vue comme un ciel gros de pierres
tu ne devrais pas faire lever ton feu
sur les vitres de la maison qui est mienne.
Me recouvre le froid de glace
et dans l’amour tu es
mon logement isolé.
Dans la forêt me heurtent des moineaux
me heurtent pluie et tempête
(mais beau dans la poussière de la fenêtre était ton
visage)
blanches sont les chambres, comme savon est le caillou.
J’attends que ton eau arrive
là où la nuit écrit mon silence et ma sécheresse.
Parce que les musées ont des verrous illusoires
et que mes années courent
dans les canaux de la lumière calme
pour nous pierre est le pain, poignard l’eau.
Pour nous le massacre se confond avec l’exil,
et les places sont notre patrie.
Je vois les femmes nues comme du verre
tournoyer en danses funèbres.
Dans la fête des bouchers joyeux
je vois des villes nues,
je vois un coutelas plus long que nos jours,
plus long que la saison de la paix.
Nous nous assassinons dans le silence,
j’entends des chandelles livides dans le miroir.
Je ne voudrais pas trop regarder
vers les ruines de mon pays
en demandant à la nuit de la porte de bois
pourquoi elle passe si vite parmi mes printemps,
pourquoi les années sont un poison
pour mes lueurs et pour mes ténèbres.
Je suis en attente d’un fil
je vois l’onde comme un chant dans le phare
l’onde qui m’envahit
parce que mon café est amer comme le vin.
De la place santissima annunziata jusqu’à l’église de san
marco
l’autobus public nous fait une couronne de fumée
(et moi sous le mur de la pluie
derrière la vitre du tram se prolonge le cri
et un autre cri est sur le trottoir…
et la femme était calme sous la fumée et la pluie).
(de : Roghi sull’acqua babilonese, 2005)
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BARBARA PUMHÖSEL
Barbara Pumhösel est née en 1959 à Neustift bei Scheibbs, en Autriche. Titulaire
d'une licence en langues et littératures étrangères à l'Université de Vienne,
elle s'installe en Italie en 1988 après plusieurs pérégrinations en Grande-Bretagne et en
France. Elle travaille pendant des années à Bagno a Ripoli
dans des bibliothèques scolaires, où elle a dirigé des laboratoires de lecture
et d'écriture créative. Poète et auteur de livres pour l'enfance, après s'être révélée en langue
allemande, elle a pendant des années écrit presque exclusivement en italien.
Elle est revenue partiellement à l’écriture dans sa langue maternelle et a
commencé à utiliser dans ses vers le dialecte des Préalpes de Basse-Autriche. Elle a publié des nombreux livres pour enfants ; ses poèmes ont paru
dans des revues, des anthologies, ainsi
que dans les recueils : gedankenflussabwärts.
Erlaufgedichte (Horn, Edition Thurnhof, 2009), prugni (Isernia, Cosmo Iannone, 2008), Parklücken
(Horn, Verlag Berger, 2013), Dammar (Erstausg.-St.Pölten,
Literaturedition Niederösterreich, 2013) et In
transitu (Osimo, Arcipelago Itaca, 2016).
[M. L.]
(plantain)
Il apparaît à l’improviste parmi les vers –
podorožnik. Je le reconnais
dans la traduction en regard : c’est le même
qui était au milieu de la route en terre
où j’ai appris à faire du vélo.
Je le suis de nouveau. Une ligne verte
qui dicte la direction. J’approfondis
feuilles épis propriétés curatives.
L’encyclopédie dit qu’il comprend
environ deux cent cinquante familles
et moi, quand je dois taper un mot de passe,
j’en invente d’autres. Si je dois m’identifier,
je donne son nom.
Le paragraphe se conclut sur la mention
qu’il s’agit d’une espèce invasive.
(in transitu)
il est en chemin depuis longtemps
ce vers errant
il n’a pas trouvé de maison
de mots auxquels se joindre
il en a vu souvent
de beaux mais ils étaient
au complet
maintenant il est tout près d’une zone
de détritus débris et déchets
verbaux avec des chiens des corbeaux
et des mouettes et comme eux tous
lui aussi de temps en temps
il pioche quelque chose de bon
à recycler et pour le reste
il prétend qu’est imminente
l’heure d’un nouveau départ
comme si demeuraient
vifs dans son esprit
l’urgence et le but
(de : In transitu, 2016)
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CANDELARIA ROMERO
Candelaria Romero est née en 1973 à
San Miguel de Tucumán, en Argentine. Fille de parents
tous deux poètes, en 1977 elle fuit la
dictature avec sa famille pour trouver l'asile politique en Bolivie puis, en 1981, en Suède. Elle obtient un diplôme en 1991 au Gymnasium d’art
dramatique de Stockholm. Elle réside à Bergame depuis
1992, où elle exerce ses
activités d'écriture et de théâtre. Depuis 1999, elle a produit et présenté en Italie comme à l'étranger
les spectacles théâtraux rassemblés dans Poetica e teatro civile – tre monologhi per Amnesty e Survival (Rome, Aracne, 2010 et 2011). Elle est cofondatrice de la revue en ligne de
littérature transnationale El Ghibli.
Ses textes poétiques ont paru dans différentes revues en version papier et
numérique ainsi que dans l’anthologie Ai confini del verso. Poesia della migrazione in italiano (Florence, Le Lettere, 2006). Elle est
l’auteur de deux recueils, Poesie
di finemondo (Côme, LietoColle, 2010 et 2013) et Salto mortale (Côme, LietoColle, 2014).
[M. L.]
Jeudi 27 janvier 2006
Les Mères de la Place de Mai ont cessé de marcher
l’ennemi n’est plus au pouvoir
on tourne la page
nous pouvons nous éloigner des canons
échanger d’autres regards sans poudre à fusil dans les
yeux.
Mais qui se rappelle comment c’était avant ?
Comment on se serre sans explosions ?
Comment on s’embrasse sans sirènes ?
Où l’on va sans devoir courir aux abris ?
Comment je t’aimerai si maintenant je ne meurs
plus ?
Tov
Le défi, c’est justement
de chanter
même en terre étrangère,
de tourner le regard vers le
second horizon
de prononcer le vide
l’indicible
d’entonner une berceuse bien
nette
des choses perdues et
retrouvées
sur cette terre.
(de : Poesie di finemondo, 2010)
Antigone en
fuite
I
Un train file à grande vitesse
jusqu’à boucher les oreilles
dehors l’obscurité couvre toute nuance
dedans tout reste sur le qui-vive.
Sur le sommet d’une montagne
une maison blanche attend Antigone.
Le bois la laine brune
réchauffera chaque doute.
II
Quand la mort frappe
il n’y a rien de mieux qu’un cercueil de poche
Antigone le sait
sur sa peau
mieux que quiconque.
III
La tâche d’Antigone
apprendre à reconnaître l’étreinte
que tout corps désire
non la croix
ni le sang
mais une cape pour couvrir.
V
Ne me soutiens pas
demande Antigone.
Elle avance par lignes définies
à travers des bois où les animaux
se camouflent
et laissent danser.
(de : Salto
mortale, 2014)
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© les auteurs & CIRCE