Sur le dernier recueil d’Eugenio De Signoribus, Stations
(Stazioni, Lecce, Manni,
2018)
et
pour que tu sois je prie,
idée vivante, écrin et
asile
“Utopie”, Lettre vers l’aube
Eugenio De Signoribus, l’un des plus
authentiques poètes de l’Italie aujourd’hui – qui en compte beaucoup – publie
un ensemble de textes allant du début des années 1990 (la date a quo
indiquée sur la couverture, coïncidant avec la mort de son ami Paolo Volponi, 1994,
est un point de référence éditorial) à 2017
(un « Congé » adressé aux correspondants français dont De Signoribus
se sent proche, et déjà présent, avec quelques variantes, dans Aucun lieu n’est élémentaire procuré par
M. Rueff aux Cahiers de l’Hôtel de Galliffet). À cette veine nouvelle peut
se rattacher sans désaccord la petite élégie pour Yves Bonnefoy « Quand un
vaste désert… » que nous avions donnée sur Recours au Poème en juin 2016 (voir https://www.recoursaupoeme.fr/eugenio-de-signoribus-petite-elegie-a-yves-bonnefoy/ ) et aussi, récemment réécrite, sur le nouveau recueil[1]*. Au reste, les pages pour les amis Volponi,
Caproni, Giudici, E. Bellucci ou A. Gareffi, ainsi que la splendide série des
sombres Exodes qui vient clore le livre,
vont dans la même direction, avec une lucidité qui ne peut s’exprimer
efficacement que par la dimension esthétique (ici, l’écriture) : « Je
suis dans le bois comme / un transparent forain » (Exode sixième). L’Italie humiliée en ses régions marginalisées est
partout sous-jacente à ce discours où le privé est aussi celui, commun, de
tous, au-dedans et dehors, accueillis et rejetés. Dans une poésie – on l’aura
compris – inévitablement politique jusque dans l’hommage aux amis disparus, la
déploration des dévoiements récents de l’ultime stade du capitalisme (Iceberg avec figure, Vers le 25 (avril et décembre) – un
titre presque pasolinien –, Unisson français),
la quête d’un refuge-résistance actif comme l’avait clamée la Ronde des convers (2005, trad. franç. 2007, voir http://terresdefemmes.blogs.com/mon_weblog/2008/02/eugenio-de-sign.html ), les Stations s’inscrivent naturellement le long d’un chemin de croix
civil, que De Signoribus veut suivre jusqu’au bout sans résignation,
« avec les nombreux (par guerres-faim-eaux) et les quelques-uns
(spectateurs-souffreurs-impuissants) » (Adresse au lecteur)… nous aussi,
peut-être.
Dans un ouvrage
aussi riche, que cette courte note ne suffira pas à présenter, je n’ai eu qu’à
ouvrir la première page de la première partie : une élégie encore
« sur le seuil de la maison », Tavola picena (à
savoir planche peinte du Picénum, l’ancienne région de Leopardi). Il se trouve
que la tonalité mélancolique et douce, certainement pas soumise, outre qu’elle
fait écho au célèbre Genêt ou la fleur du
désert du grand aîné, entre en harmonie avec d’autres dits ou chants de la
côte adriatique centrale, comme chez Tonino Guerra, Franco Scataglini (à
quelque bercement rythmique
près), Gianni D’Elia ou, justement, Ercole Bellucci ; le premier Pascoli,
des « humbles tamaris » et de Giovannino, ne
serait pas loin, ni même Sereni
(le monde d’avant le nôtre, Luino/Luvino et son vide-plein énigmatique)… Et au
delà, bien sûr, en résonance avec des voix poétiques du monde entier (je cite
rapidement Thierry Metz : « Il y a peut-être un centre / que chaque
mot cherche à dire » – L’homme qui
penche, en guise d’exemple), ou du petit pays - monde. Quand la figure des
apparemment vaincus, tels de nouveaux Abel (l’exergue, de la section “Utopie”, en serait une bonne illustration),
devient une ancre possible de salut, ou du moins d’espérance : « tu
es / et dans ton signe je pleure qui est tombé / et l’inconnu qui est seul dans
l’obscur / et j’ai la mémoire de qui a été et muet / à présent est ombre sur le
mur // et pour que tu sois je prie, idée vivante, écrin et asile […] ». Non, les Stations de De Signoribus, dans leur âpre pitié, ne sont pas à
jamais solitaires.
(J-ch.V.)
Panneau picénien
La
maison de ta naissance avec le temps
s’est
réduite à la coquille d’une noix
et
à une voix perdue dans le moisi
des
murs et aux yeux saisis dans la mêlée
des
menues lueurs aux fenêtres brisées
outrepasser
ne se peut l’invisible
barrière
de l’esprit quand se termine
la
tolérance de soi qu’un désamour
sur
les confins adriatiques se visse
ou
au regret s’attire comme à aimant
en
de rares points la lumière du soir
sent
encore les mûres et encadre
des
visions toujours pas cachetées
ou
par feint décorum illuminées
outre
la nudité de l’air marin…
lorsque
en hiver la tempête déchaîne
rend
sonore la mer contre les môles
resuçant
toute chose sans effort…
aux
sons esseulés du discours aqueux
même
la vue présente se désencadre
tu
vois alors en piétinant les vertes
vomissures
de la mer comme était d’abord
la
nature du lieu : blancs ouverts les bras
et
à l’écoute et en soi recueilli
le
corps félin de l’être maternel
et
au delà de sa sûre trace
les
roseaux drus faisant coupe-vent
entre
la scène domestique et fériale
et
l’autre, da galets et tamaris,
de
brunes eaux, tremblement fatal…
vue
d’en haut la fumée était commune
aux
toits, montant des cheminées
quand
les collines étaient des icebergs
et
qu’un gros nuage bas stationnait
pour
l’œil devenu boule d’un devin
les
enfants en fantômes sous les draps
s’accroupissaient
ou bien se dépouillaient
dans
les balançoires fébriles… en échange
d’obéissance
ils obtenaient en prime
l’ami
gentil pour la convalescence
les
pères fumeurs dans les ciels de cendre
voltigeaient
ou passagers dans leur maison
aux
repas et aux siestes… ou en ennui
tiraient
en long les cartes, solitaires
qui
n’offraient nulle réponse salutaire…
les
lycéens des dernières classes
en
petits groupes laineux se déplaçaient :
sur
un banc de sable à sec les tourmenteurs,
sur
la place centrale les aspirants
chefs
de tous les sujets ignorants…
s’ils
avaient eu leur examen à la fac
ils
prenaient des airs et des poses
sacerdotaux
ou mécréants… pendant
que
les gens déférents tenaient boutique
et
hissaient d’autres enseignes au néon
et
dans les quartiers, serrés contre les portes,
se
tenaient assis les vieux tout tordus
à
regarder qui déplaçait l’air
devant
leurs yeux larmoyants qui lançaient
des
allusions accordées à leurs dictons…
et
l’enfant qui traînait aux alentours
ne
comprenait pas le mystère chuinté…
et
s’il s’arrêtait sans faire de bruit
il
écoutait dans le suspens silencieux
la
respiration qui disait le vrai…
(tous
les lieux étaient à distance
et
nourrissaient la source imaginaire
et
enflammaient les paisibles lumières…
aucun
lieu n’était élémentaire
mais
tous ils étaient aveuglants)
trad. J.-Charles
Vegliante
Notes de
l’auteur :
La première mise en
forme du texte remonte probablement à la moitié des années 1990. Le paysage de
référence est en revanche relatif à la fin des années Cinquante, avant sa
rapide, violente transformation.
Le lieu est Cupra Marittima,
sur la côte de l’Adriatique médian (mais il pourrait être n’importe quelle
autre localité).
“Tavola”
est à entendre comme dans les arts figuratifs : bois sur lequel on peint.
Il s’agit ici de supports fragiles, périssables, où le petit tableau ne
subsiste que dans la mémoire.
“Farfugli” :
mots dits à moitié, confus, marmonnés ; langue close, compréhensible
seulement par les membres du groupe.
Stazioni - 1994-2017, Lecce, Manni, 2018 (p. 11-13)
Une
première version publiée en ligne le 7 juin 2018 : http://poezibao.typepad.com/poezibao/2018/06/carte-blanche-%C3%A0-jean-charles-vegliante-stazioni-de-eugenio-de-signoribus.html