porta

porta
Daniela Iaria, "Attraverso la porta bianca-fiume", 39x41 cm, 2004.

jeudi 19 octobre 2017

Franco Fortini

Le poète, traducteur, universitaire, intellectuel engagé Franco Fortini aurait eu maintenant 100 ans... Nous avons été très proches de ce grand aîné - au demeurant bon connaisseur de la littérature française (et allemande) -, lequel avait même participé à l'un de nos tout premiers séminaires de traduction, dirigé par le regretté Mario Fusco et J.-Ch. Vegliante. Comme il arrive parfois, lorsque le bon "service" des "amis" n'est pas la priorité d'une équipe, cette proximité a fait que Franco a été un peu presque oublié parmi les auteurs ici présents. Que ce petit choix, venant compléter d'une part une publication ancienne de Fédérop (où déjà L'abolition prochaine de la nature - alors inédit - figurait sous une forme légèrement différente) et un n° des "Langues Néo-Latines" (265, juin 1988) pour lequel le poète avait donné quelques inédits (par la suite intégrés au fondamental Composita solvantur, 1994) ; d'autre part les Chansonnettes du Golfe, publiées dans une grande revue parisienne quelques mois avant la mort de Fortini (28 nov. 1994), alors que la guerre du Golfe était encore dans tous les esprits, fasse pardonner une telle amicale distraction. Plus récemment, d'autres textes traduits ont paru sur "Recours au Poème" et "Poezibao", ainsi que dans notre site CIRCE.
Mais il n'est peut-être pas fortuit, après tout, que cette longue série de traductions d'une "autre poésie italienne" s'achève aujourd'hui avec cet auteur né en 1917... Non, bien sûr, « Nulla sarà perduto ma anche se fosse ⎢ Anche se non esistesse nessuna salvezza ⎢ [...] »...  
[J.-Ch. V.]



L'abolition prochaine de la nature



Les petites plantes viennent vers moi et me disent :
« Tu ne peux rien faire, nous le savons, pour nous.
Mais si tu veux, nous entrerons dans ta chambre,
branches et racines parmi tes papiers auront refuge. »

Je leur ai dit oui à cette demande
et le troupeau de feuilles est là qui me regarde.
Avec les forêts je reposerai, avec les herbes lasses,
innumérables armées vaincues qui me défendent.
                                                                                         1984



              (On m'a expliqué...)

On m'a expliqué que les bêtes, les herbes
aveugles, modestes, vaincues, assoupies
ou en soi recueillies, négligées, lasses,
figées dans mes vers,

sont une mère de moi-même, images
de sommeil et de protection.
Mais désormais je n'ai plus sommeil, ni protection.
Sans répit est ce mal, père.
                                                                                        (2 octobre 1994)





Encore sur le Golfe


Que, d'immondes armées,
les métaux en décharges
de rouille et de goudrons
dessèchent les vallées.
Or qui a tué, pleure,
mais juste en rêve ; et puis
puisse oublier. Car ses
pleurs ne servent à rien.

Où courut le liquide
qui les méninges baigne
de crânes innombrables
pointe, ah, un maigre épi,
une avoine ! Et l'aride
piquant broute la chèvre.
Cette espérance s'ouvre
aux vivants d'ici-bas

jusqu'à ce que tordus
crient les gonds de la terre
et, chantant, bleus s'embrasent
les mondes dans la guerre
des espaces, des clairs
astres d'outre le temps
et vacant rie le temple
de l'Être qui là fut...
                                                              
                                                                                                       (Light verses e imitazioni, 1994)
                                                                                                              - Composita solvantur -
                                                         (tr. J.-Ch. V.)




© les auteurs, et CIRCE




mardi 1 août 2017

Elio Pagliarani

Elio Pagliarani (25 mai 1927 - 8 mars 2012) a été l’un des auteurs remarquables de la deuxième moitié du XXème siècle italien, trop peu connu ici. Avant tout poète, proche d'un certain réalisme même au sein de la célèbre néo-avant-garde des années 1960, critique théâtral (pour Paese sera), intellectuel engagé, Elio Pagliarani a été enseignant à Milan avant de s'installer à Rome où il collabore à Quindici et à la "Cooperativa scrittori", et fonde la revue Periodo Ipotetico qu'il dirigera (entre autres, Valerio Magrelli y fait une très précoce apparition, aussitôt répercutée dans notre Printemps italien, 1977). Il écrit aussi pour la scène (La bella addormentata nel bosco, 1987) et divers journaux. Après des recueils comme Cronache e altre poesie (1954), il atteint la notoriété avec "Progetti per la ragazza Carla" (1959) publié en entier dans le n° 2 de Il Menabò, la revue de Vittorini et Calvino (1960), et enfin en volume : La ragazza Carla e altre poesie chez Mondadori en 1962 (mais le petit "roman en vers" avait été déjà inséré dans l'anthologie des "Novissimi" de 1961). Deux ans plus tard, Lezione di fisica, complété dans Lezione di fisica e fecaloro (Feltrinelli, 1968) marque un temps fort d'expérimentation, cependant que mûrit le projet d'un second "roman en vers", la Ballata di Rudi (en 1977 sort un "doppio trittico di Nandi" mais le livre achevé ne verra le jour qu'en 1995 : La ballata di Rudi, Milan, Marsilio). En français, nous en traduisions quelques fragments pour la belge L’VII, magnifique revue mal distribuée en France, et les Langues Néo-Latines. Suivent des Épigrammes, imitées – si l’on peut ainsi dire – de Savonarole, puis d'autres moralistes du passé, dont un court choix est présenté ci-dessous (de : Epigrammi ferraresi, Manni, 1987) ; le goût pour la parodie, avec collages, récritures, anamorphoses etc. est peut-être une constante de son œuvre, assez peu étudiée (mais le manuel pratique de dactylographie, repris dans La ragazza Carla, lui, est bien connu). Il faut rappeler aussi – avec ses inévitables simplifications d'époque – un important Manuale della poesia sperimentale (en collaboration avec G. Guglielmi), Mondadori 1966.

[J.-Ch. V.]



Épigrammes ferraraises


1.
Dans l’insipience qui est la mienne je dis qu’il me faut parler.
Ceux-là disent qu’est bienheureux celui qui a du bien.
Les six avec leur hache à la main furent tous des anges.

2.
La prophétie n’est pas chose naturelle ni ne procède de cause naturelle ;
beaucoup l’imaginent jaillie de disposition individuée
par purge et saignée : plus un homme a purgé de ses vices
volonté et attachement aux choses du monde
d’autant mieux il sait deviner les choses futures.
Cela n’est point vrai et se démontre : car la prophétie a été donnée même aux méchants
comme fut Balaam homme très-scélérat.
Comme vient le soir, casse le mur : ne sors pas par la porte.

3.
En découle que la terre de par son appétence naturelle va vers le bas
et que l’amour est accident.

4.
Jeunes gens, vous n’avez pas fait toute chose.
Lavez-vous du reste tout ce carême.
Lavez-vous de l’anathème : vous avez la malédiction en votre demeure.
(Ils ont tant de bien qu’ils s’y étouffent).

5.
Mais les miracles se terminent quand ils sont réalisés
comme est d’illuminer un aveugle, qui termine à la lumière
ou de ressusciter un mort, qui termine à la vie.


                                                                     
                                                                             




                              Epigrammi ferraresi, 1987 (tr. J.-Ch. Vegliante)











 © les auteurs et CIRCE






samedi 8 avril 2017

Poésie transnationale italienne

Comme nous l'avions annoncé dans la livraison précédente (Interlude), nous présentons ici trois poètes originaires d'ailleurs, qui s'expriment en italien. Par commodité, nous les appelons "transnationaux" ou plus simplement encore "italophones".
_____



HASAN ATIYA AL NASSAR

Hasan Al Nassar est né en 1954 près de la ville d'Ur, en Irak. Il a publié à Bagdad ses premiers romans et ses premières œuvres poétiques, collaborant comme journaliste à différentes revues. Contraint à l'exil, il vit à Florence depuis 1981. En Italie, il a fait un doctorat de recherche à l'Université Orientale de Naples, a collaboré aux revues Semicerchio et Testimonianze, et puis s'est consacré presque exclusivement à sa poésie d'expression italophone. Ses textes ont paru dans différentes revues en version papier ou électronique, dans Quaderno Mediorientale I de la collection «Cittadini della poesia» (Florence, Loggia de’ Lanzi, 1998) et dans l’anthologie Ai confini del verso. Poesia della migrazione in italiano (Florence, Le Lettere, 2006). Parmi ses publications, on rappellera les recueils poétiques Poesie dell’esilio (Florence, Dea, 1991), Roghi sull’acqua babilonese (Florence, Dea, 2003 et 2005) et Il labirinto (Savone, Matisklo, 2015).
[Mia Lecomte]




Les Villes nues

Nos arbres exténués par le gel des morts :
plus cruelle est cette peur
dans l’éclair je t’ai vue comme un ciel gros de pierres
tu ne devrais pas faire lever ton feu
sur les vitres de la maison qui est mienne.

Me recouvre le froid de glace
et dans l’amour tu es
mon logement isolé.

Dans la forêt me heurtent des moineaux
me heurtent pluie et tempête
(mais beau dans la poussière de la fenêtre était ton visage)
blanches sont les chambres, comme savon est le caillou.
J’attends que ton eau arrive
là où la nuit écrit mon silence et ma sécheresse.
Parce que les musées ont des verrous illusoires  
et que mes années courent
dans les canaux de la lumière calme
pour nous pierre est le pain, poignard l’eau.
Pour nous le massacre se confond avec l’exil,
et les places sont notre patrie.
Je vois les femmes nues comme du verre
tournoyer en danses funèbres.
Dans la fête des bouchers joyeux
je vois des villes nues,
je vois un coutelas plus long que nos jours,
plus long que la saison de la paix.
Nous nous assassinons dans le silence,
j’entends des chandelles livides dans le miroir.
Je ne voudrais pas trop regarder
vers les ruines de mon pays
en demandant à la nuit de la porte de bois
pourquoi elle passe si vite parmi mes printemps,
pourquoi les années sont un poison
pour mes lueurs et pour mes ténèbres.

Je suis en attente d’un fil
je vois l’onde comme un chant dans le phare
l’onde qui m’envahit
parce que mon café est amer comme le vin.

De la place santissima annunziata jusqu’à l’église de san marco
l’autobus public nous fait une couronne de fumée
(et moi sous le mur de la pluie
derrière la vitre du tram se prolonge le cri
et un autre cri est sur le trottoir…
et la femme était calme sous la fumée et la pluie).

                                                                            (de : Roghi sull’acqua babilonese, 2005)




____________________



BARBARA PUMHÖSEL

Barbara Pumhösel est née en 1959 à Neustift bei Scheibbs, en Autriche. Titulaire d'une licence en langues et littératures étrangères à l'Université de Vienne, elle s'installe en Italie en 1988 après plusieurs pérégrinations en Grande-Bretagne et en France. Elle travaille pendant des années à Bagno a Ripoli dans des bibliothèques scolaires, où elle a dirigé des laboratoires de lecture et d'écriture créative. Poète et auteur de livres pour l'enfance, après s'être révélée en langue allemande, elle a pendant des années écrit presque exclusivement en italien. Elle est revenue partiellement à l’écriture dans sa langue maternelle et a commencé à utiliser dans ses vers le dialecte des Préalpes de Basse-Autriche. Elle a publié des nombreux livres pour enfants ; ses poèmes ont paru dans des revues, des anthologies, ainsi que dans les recueils : gedankenflussabwärts. Erlaufgedichte (Horn, Edition Thurnhof, 2009), prugni (Isernia, Cosmo Iannone, 2008), Parklücken (Horn, Verlag Berger, 2013), Dammar (Erstausg.-St.Pölten, Literaturedition Niederösterreich, 2013) et In transitu (Osimo, Arcipelago Itaca, 2016).
[M. L.]




(plantain)

Il apparaît à l’improviste parmi les vers –
podorožnik. Je le reconnais
dans la traduction en regard : c’est le même
qui était au milieu de la route en terre
où j’ai appris à faire du vélo.
Je le suis de nouveau. Une ligne verte
qui dicte la direction. J’approfondis
feuilles épis propriétés curatives.
L’encyclopédie dit qu’il comprend
environ deux cent cinquante familles
et moi, quand je dois taper un mot de passe,
j’en invente d’autres. Si je dois m’identifier,
je donne son nom.
Le paragraphe se conclut sur la mention
qu’il s’agit d’une espèce invasive.



(in transitu)    

il est en chemin depuis longtemps
ce vers errant
il n’a pas trouvé de maison
de mots auxquels se joindre
il en a vu souvent
de beaux mais ils étaient
au complet
maintenant il est tout près d’une zone
de détritus débris et déchets
verbaux avec des chiens des corbeaux
et des mouettes et comme eux tous
lui aussi de temps en temps
il pioche quelque chose de bon
à recycler et pour le reste
il prétend qu’est imminente
l’heure d’un nouveau départ
comme si demeuraient
vifs dans son esprit
l’urgence et le but

                                                                          (de : In transitu, 2016)



__________________




CANDELARIA ROMERO

Candelaria Romero est née en 1973 à San Miguel de Tucumán, en Argentine. Fille de parents tous deux poètes, en 1977 elle fuit la dictature avec sa famille pour trouver l'asile politique en Bolivie puis, en 1981, en Suède. Elle obtient un diplôme en 1991 au Gymnasium d’art dramatique de Stockholm. Elle réside à Bergame depuis 1992, où elle exerce ses activités d'écriture et de théâtre. Depuis 1999, elle a produit et présenté en Italie comme à l'étranger les spectacles théâtraux rassemblés dans Poetica e teatro civile – tre monologhi per Amnesty e Survival (Rome, Aracne, 2010 et 2011). Elle est cofondatrice de la revue en ligne de littérature transnationale El Ghibli. Ses textes poétiques ont paru dans différentes revues en version papier et numérique ainsi que dans l’anthologie Ai confini del verso. Poesia della migrazione in italiano (Florence, Le Lettere, 2006). Elle est l’auteur de deux recueils, Poesie di finemondo (Côme, LietoColle, 2010 et 2013) et Salto mortale (Côme, LietoColle, 2014).
[M. L.]





Jeudi 27 janvier 2006

Les Mères de la Place de Mai ont cessé de marcher
l’ennemi n’est plus au pouvoir
on tourne la page
nous pouvons nous éloigner des canons
échanger d’autres regards sans poudre à fusil dans les yeux.
Mais qui se rappelle comment c’était avant ?
Comment on se serre sans explosions ?
Comment on s’embrasse sans sirènes ?
Où l’on va sans devoir courir aux abris ?
Comment je t’aimerai si maintenant je ne meurs plus ?





Tov

Le défi, c’est justement
de chanter
même en terre étrangère,
de tourner le regard vers le second horizon
de prononcer le vide
l’indicible
d’entonner une berceuse bien nette
des choses perdues et retrouvées
sur cette terre.

                                       (de : Poesie di finemondo, 2010




Antigone en fuite

I
Un train file à grande vitesse
jusqu’à boucher les oreilles
dehors l’obscurité couvre toute nuance
dedans tout reste sur le qui-vive.
Sur le sommet d’une montagne
une maison blanche attend Antigone.
Le bois la laine brune
réchauffera chaque doute.

II
Quand la mort frappe
il n’y a rien de mieux qu’un cercueil de poche
Antigone le sait
sur sa peau
mieux que quiconque.

III
La tâche d’Antigone
apprendre à reconnaître l’étreinte 
que tout corps désire
non la croix
ni le sang
mais une cape pour couvrir.

V
Ne me soutiens pas
demande Antigone.
Elle avance par lignes définies
à travers des bois où les animaux
se camouflent
et laissent danser.

                                               (de : Salto mortale, 2014)   


___________________





         © les auteurs & CIRCE